Voici un court roman (ou une longue nouvelle, c’est selon, les Anglo-Saxons appellent ce format une novella) qui a mariné dans ma PAL pendant un certain temps. Il faut dire que, s’agissant d’une édition populaire du Pingouin, la taille de police est minuscule, et que, s’agissant d’un roman de Joseph Conrad, je m’attendais à tout un tas de termes de marine auquel que je ne comprendrais rien. Cela dit, comme c’est le Pingouin pour les pingres, ce poche est ridiculement fin et se glisse facilement dans un sac à main. D’où son extraction du néant PAL-esque.
Premières pages lues, pour essayer. Et là, comme un envoûtement. La langue employée par Conrad, qui n’était pas anglophone de naissance, m’a séduite par sa poésie et sa précision (que l’on peut retrouver chez Nabokov, par exemple).
Le narrateur et quatre amis prennent le frais sur le pont d’un bateau ancré dans l’estuaire de la Tamise, alors que la nuit tombe doucement. L’un d’eux, Marlow, qui croise encore, prend prétexte de ce paysage pour évoquer l’angoisse que la placide rivière britannique a dû inspirer aux Romains qui envahirent l’île, alors empreinte de la sauvagerie de ses premiers habitants, une sauvagerie qui la plongeait au cœur des ténèbres.
Marlow se souvient alors d’un voyage que lui-même fit en Afrique Noire, le long d’un fleuve (peut-être le Congo), dans une région qui était une terra incognita de son enfance, grâce à l’influence d’une tantine (les jeunes hommes ne se méfient jamais assez de leurs tantes ; pour plus d’explication sur cette philosophie de la vie, demandez à Bertie Wooster).
A mesure que son bateau remonte le cours du fleuve, au sein d’une jungle hostile, Marlow s’enfonce peu à peu vers une région où, non seulement la nature, mais plus encore les hommes sont corrompus par la solitude, le pouvoir et la peur. Souvent, on lui parle de son but, la station de Kurtz, le plus grand pourvoyeur d’ivoire de toute la compagnie, qui inspire une envie mêlée de crainte aux autres occidentaux.
La rencontre n’interviendra que tardivement dans le récit, mais, tout au long du texte, Marlow s’est senti proche de Kurtz, qu’il défend sans même l’avoir vu, simplement parce que l’antipathie qu’il inspire aux hommes des stations répond à l’antipathie que ces derniers inspirent à Marlow.
Un roman dense, donc, puissant, qui n’est pas sans faire écho à la folie de l’Homme qui voulu être roi, de Kipling (j’aime bien Kipling aussi, d’une manière générale).
Certains critiques lui ont reproché son racisme. Il est vrai que les Noirs entourant Marlow sont des caricatures (cannibales, vêtus d’oripeaux qui n’ont qu’aucune valeur culturelle pour Marlow, battus et gémissants sur leurs blessures). Une vision un chouia colonialiste, donc. Néanmoins, lorsque son « matelot » indigène est tué lors de l’attaque de son bateau, Marlow éprouve une tristesse qu’il n’aurait pas forcément éprouvé pour un Blanc.
En réalité, de mon point de vue, si Marlow est sans doute raciste (l’époque n’était pas non plus très favorable à l’amour fraternel entre les peuples), je crois surtout qu’il souffre davantage d’une misanthropie générale, qu’au cœur des ténèbres, Marlow se sent si seul qu’il est coupé du reste de l’humanité (des occidentaux par les points de vue intellectuels, et des indigènes par le racisme si l’on veut). En réalité, dans cette équipée désespérée, Marlow n’aime personne. Même son sentiment vis-à-vis de Kurtz est ambivalent.
Toujours d’après moi, cela ne devrait pas faire renoncer le lecteur de cette aventure sombre où l’âme humaine se dévoile. Et rien n’interdit de prendre ses distances avec son image de l’Afrique.
Mademoiselle Potiron
Heart of Darkness, par Joseph CONRAD, Penguin Popular Classics, environ 2€
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