samedi 14 avril 2012

Margery Allingham, la Nuit du Tigre


Chers Amis du Potager,

Arnaud est décidément un gentil libraire. Suite au changement de distributeur entrepris par les éditions l’Âge d’Homme, il devient difficile de se procurer certains de leurs titres. Mais rien n’arrête un libraire digne de ce nom, et Arnaud s’est donné du mal pour me fournir ma dose de vieille Anglaise (merci encore à lui). En l’occurrence, un Margery Allingham de derrière les fagots, qui méritait le détour.

Albert Campion (ce cher Bertie… Tiens, j’ai un truc avec les Berties, moi, entre Campion et Wooster, ça mériterait une analyse) a une jolie cousine, veuve de guerre, qui entend se remarier avec un charmant jeune homme un peu taiseux, Geoffrey. Seulement voilà, Meg reçoit depuis quelques semaines des photographies de Martin, le mari disparu. Chantage ? C’est ce que croit Bertie, qui organise donc une rencontre à la gare, en compagnie de l’inspecteur Luke (qui a pris de l’ampleur depuis les cercueils du beau-frère de Lugg).

Hélas, en guise de capitaine Martin Elginbrodde, nos deux limiers se retrouvent avec dans les pattes le Fringueur, un acteur raté, repris de justice au bec de lièvre dissimulé par une fausse moustache destinée à le faire ressembler au défunt. Et le Fringueur refuse de parler, terrorisé par son commanditaire.

A raison, visiblement, puisqu’à peine relâché par le Yard, le Fringueur est retrouvé mort dans une ruelle, Geoffrey disparaît et les cadavres se ramassent à la pelle. Voilà de quoi rendre notre inspecteur Charlie Luke bien grognon.

On suit donc l’enquête sur ces meurtres, sur le lien avec le chantage sur Meg et les vieilles histoires de famille, entre les réflexions d’Albert, les rondes de Luke et les commentaires du Chanoine Avril, le tonton de Bertie et le papa de Meg. Les personnages secondaires sont tout à fait délicieux (au sens littéraire du terme, hein, parce que les escrocs estropiés de la fanfare de rue, ou l’usurière ne sont pas ce qu’on pourrait appeler des gens charmants).

Tout cela participe à une ambiance gloomy à souhait, dans un Londres noyé dans un brouillard épais et malsain, qui ravira les amateurs du genre (dont je suis, naturellement). Et qui explique le titre original du roman (the tiger in the smoke).

Rassure-toi néanmoins, Cher Potagerophile, l’humour propre à Mrs. Allingham est bien présent, les farfelus ne font pas défaut, et on en trépigne dans son fauteuil (ou dans tout autre endroit où il te plaît de te livrer à ce vice qu’est la lecture).

C’est précisément ce qui fait le charme de ces romans. De l’alternance des passages dramatiques (et vraiment dramatiques, hein, pas de la petite bière) et des moments plus légers, des passages consacrés aux réflexions et de ceux consacrés à l’action, naît une tension dans le texte, une accélération du rythme narratif, qui tient le lecteur en haleine, sans l’ennuyer ni le noyer sous les informations relatives à l’enquête.

Et puis le charme des personnages récurrents agit toujours : le calme de Bertie, la pétulance d’Amanda, le langage de charretier de Lugg, entre autres. Même les morts ont du charme et le portrait de Martin est à la fois tendre et poignant.

So British. So chic. As usual.

Mademoiselle Potiron

La Nuit du Tigre (the Tiger in the smoke), par Margery ALLINGHAM, Äge d’Homme, 246 pages, 19 euros

Les Bonnes adresses de Potiron


Chers Amis du Potager,

Parce que Potiron aime les bonnes choses, y compris celles qui sont à consommer avec modération, voici une bonne adresse.

Parlons donc un peu d’Oenosphère, établissement sympathique qui se décrit lui-même comme un caviste alternatif.

Effectivement, dans une petite boutique dont la vitrine ne paie pas de mine, s’empile harmonieusement tout un tas de bonnes bouteilles de vin, pour toutes les bourses (des plus minces aux plus rebondies), mais surtout pour tous les goûts, à condition que la qualité soit votre graal personnel. Des étiquettes toutes choupinettes (dessinez-moi un petit lapin et je fonds) vous indiqueront en outre avec quoi déguster le précieux nectar.

Benoît, le sommelier de la maison, se fait fort de sélectionner avec talent, non seulement les grands crus réputés, mais aussi les petits producteurs plus confidentiels, qui mettent tout leur savoir-faire à élever leur vigne avec amour, parfois en agriculture biologique ou biodynamie, pour réaliser des vins savoureux.

Maxime, de son côté, le spécialiste des spiritueux, vous conseillera comme un chef sur les rhums, whiskies et autres alcools qui ravigotent (avec modération, si vous n’êtes pas enceinte, ni conducteur et que votre foie n’est pas flageolant. J’espère que je n’ai oublié aucune prescription…).

Pour ceux qui s’inquiéteraient de n’être pas doués, de n’y rien connaître et de toujours s’en tenir à « un bordeaux », parce qu’ils n’ont pas (encore) le goût de l’aventure viticole, Benoît propose également des cours d’œnologie thématiques.

Généralement organisé en session de 6 séances (mais on vient à celle que l’on veut), dont les premières sont consacrées à la méthode de dégustation et à l’élaboration, ces soirées sont chacune organisées autour d’un thème spécifique : une région (Loire, Alsace, Corse et Provence, par exemple) ou un type spécifique de vin (vins de montagne).

C’est l’occasion de découvrir des régions viticoles, des vins particuliers, issus de cépages originaux ou d’assemblages inventifs, saisir les subtilités du terroir et des méthodes de vinification.

On commence par une présentation théorique (mais pas barbante, je vous rassure), puis on passe aux choses sérieuses, à savoir la dégustation, parfois à l’aveugle. Vous apprendrez en outre à aérer votre vin sans renverser (tout est dans le poignet) et à oxygéner le vin en bouche sans baver (si, si, c’est possible). Parfait pour impressionner dans les dîners.

Rien de rébarbatif dans tout cela, je vous rassure. D’autant que pour accompagner le vin, Benoît ne vous laissera pas le ventre vide. Amis des bonnes charcuteries, des terrines de poissons, des pickles et autres fromages qui déchirent, ce sera le moment de vous régaler. C’est également l’occasion d’un moment convivial où partager avec vos commensaux, parfois inconnus en début de soirée, mais, la bonne ambiance aidant, avec qui on finit toujours par échanger et rigoler.

Enfin, s’il n’est pas conseillé, bien entendu, de prendre le volant après la soirée, je vous rassure sur les quantités dégustées : en général, six vins vous seront proposés à la dégustation, il s’agit donc d’une dégustation. Les quantités servies sont modestes (sans être pingres, hein), de façon à savourer sans finir bourré.

Mademoiselle Potiron (hips !) 

Oenosphère, 3 quai Finkwiller 67000 Strasbourg - Du mardi au vendredi : 10h à 19h30 - Samedi : 10h à 19h

vendredi 6 avril 2012

Craig Johnson, Le Camp des Morts


Chers Amis du Potager,

Walt Longmire is back ! Et c’est tant mieux. Sélectionné discrètement pendant qu’Arnaud me vantait des lectures plus exotiques, le Camp des Morts, 2e tome consacré à notre shérif préféré, n’est pas resté longtemps dans ma PAL.

Il faut dire aussi que le pitch avait de quoi faire frissonner de plaisir : un mois après la fin du premier tome, Walt est appelé à la résidence pour personnes dépendantes où habite Lucian, l’ancien shérif à jambe de bois. L’occupante de la chambre 42, une vieille dame de 74 ans grosse fumeuse, est décédée dans la soirée, et Lucian voudrait que Walt creuse un peu, en commençant, par exemple, par une autopsie.

Il faut dire que la défunte, Mari Baroja, trois heures durant, a été l’épouse de Lucian (et non, je n’ai pas spoilé, sauf si vous n’atteignez pas la page 50 (sur 374)) à l’époque où celui-ci était encore jeune et beau.

Un peu pour faire plaisir à son vieux chef, un peu par curiosité (ou par lassitude), Walt se laisse tenter par le passé mouvementé de Mari, qui le fait remonter au début des années 50.

Je n’en dirai pas plus sur l’intrigue proprement dite. Sachez seulement que l’on retrouve toute la bande du poste de Durant (Ruby et ses post-it, Vic et son sale caractère), complétée par Santiago Saizarbitiria (que Vic rebaptise aussitôt Sancho), en période d’essai. Basque comme la victime, son aide se révélera précieuse pour déchiffrer la correspondance de la vieille dame. Henry Standing Bear, le hiératique Cheyenne, continue à veiller sur son pote, qui s’est trouvé un acolyte de choix, en la personne du chien de Vonnie (sobrement baptisé « le chien »). Si j’ajoute qu’on apprend qu’à une époque, Lonnie Little Bird a eu des jambes et que le café de Dorothy est toujours aussi bon, vous comprendrez que le premier plaisir de ce roman est de retrouver l’attachante population du comté d’Absaroka.

Le deuxième point fort, c’est une intrigue bien construite, avec assez de rebondissement pour être prenante, et assez de temps de détente pour être crédible. Walt est toujours aussi trognon (je trouve le shérif Longmire trognon si je veux), prêt à porter secours aux demoiselles en détresse et aux vieillards décatis. Que voulez-vous, j’aime son côté poor lonesome cowboy grassouillet et goguenard.

Parce qu’en dehors d’un récit dont le fond est dur (la vie de Mari a été tout sauf une sinécure, et ses deux filles, avocates, sont des plaies), l’humour est omniprésent tout au long du roman, dans les réflexions de Walt, ou ses conversations avec Vic ou Henry.

Les paysages du Wyoming, couverts de neige, conservent le charme sidérant des grands espaces, quelque soit la brutalité du climat. La boulangerie de Lana est si bien décrite que j’en sens encore le parfum des petits pains, et la sono de la maison de retraite beuglant let it snow, let it snow, let it snow (en pleine tempête de neige), m’a mis ce standard de ce bon vieux Dean dans la tête pour toute la journée.

C’est vraiment un très bon roman, qui vous transportera dans un ouest fort fort lointain aux accents basques et crow, aux côtés d’un charmant shérif résolvant une enquête palpitante. Que demander de plus ?

Mademoiselle Potiron

Le Camp des Morts (Death without Company), par Craig JOHNSON, Gallmeister collection Totem, 384, 10,20 euros

Ron Rash, Un pied au paradis


Chers Amis du Potager,

Toujours au titre des trouvailles d’Arnaud, voici un polar qui sort de l’ordinaire, de par sa construction.

Au début des années 50, en Caroline-du-Sud, au cours d’un été écrasant de chaleur mettant en péril les cultures de cette région agricole pauvre, au fond d’une vallée que viendra engloutir le barrage construit par la Carolina Power, Holland Winchester traîne son mal-être de vétéran de la guerre de Corée en semant la zizanie dans les bars locaux, s’attirant la sympathie désabusée du shérif Alexander.

Quinze jours plus tard, la veuve Winchester contacte le shérif pour lui annoncer que Holland a disparu, qu’il a été tué, que le coupable est son voisin, Billy Holcombe. Rien que ça. Le shérif tranquillise la vieille dame (Holland est sans doute en train de cuver dans un coin), mais le temps passe et le fils prodigue ne revient pas.

S’engage alors, pour le shérif, une course au corps (vivant ou mort) et une lutte psychologique avec Billy pour comprendre ce qu’il a pu se passer.

Ron Rash vous dynamite donc d’amblée son récit, puisqu’on sait qui, quand et par qui. On devine le « comment ? » au coup de fusil entendu par Madame Winchester. Demeure le « pourquoi ? » et le « où ? ».

Délaissant les chemins trop fréquentés de l’enquête classique, Ron Rash nous offre alors un récit à 5 voix, dont chacune va apporter sa pierre à l’édifice : celle du shérif, celle de la femme, celle du mari, celle du fils et celle du shérif adjoint. Tout ce dévoile petit à petit, les enjeux, les compromis, les promesses, les mensonges, jusqu’au dénouement.

Plus que les indices, on découvre une vallée pleine d’amour, de haine et de désir, glaciale l’hiver, brûlante l’été, les superstitions d’une population honnête mais qui se méfie d’une veuve intronisée sorcière, que l’on consulte lorsque les cas sont désespérés.

Le charme de l’écriture « brut de pomme » de Ron Rash pallie parfaitement ce qui peut apparaître comme un manque de suspens (on sait déjà presque tout ce qui fait le sel d’un polar classique). En réalité, celui-ci s’est déplacé vers les conséquences du meurtre. Le style est vif, tout en sachant parfaitement laisser transparaître la personnalité des différents narrateurs.

Quant à l’ambiance, elle est tout simplement parfaitement rendue, grâce aux personnages secondaires (très secondaires) qui apportent crédibilité et réalisme au texte. Sans compter la figure tragique de Madame Winchester.

En résumé, c’est un récit polyphonique très dense, très intense, qu’on a bien du mal à lâcher (malgré l’heure tardive, je n’ai pas pu me résoudre à finir les 100 dernières pages le lendemain. Mon anticernes est mon meilleur ami…).

Mademoiselle Potiron

Un pied au paradis, par Ron Rash, Livre de Poche 320 pages, 6,60 euros

Carlos Salem, Nager sans se mouiller


Chers Amis du Potager,

Arnaud, le gentil libraire spécialiste du polar allumé, est un récidiviste comme je les aime. A chaque fois, il a l’art et la manière de vous dénicher le roman au scénario complètement barré qui vous sortira de la douce torpeur du whodunit anglais. Non pas que je n’aime pas la douce torpeur du whodunit anglais. Mais disons que, parfois, ça fait du bien de décoller la pulpe du polar. On n’est pas obligé de rester confit dans la plus pure tradition du detective novel (vous ai-je dit que j’aimais beaucoup la nouvelle adaptation de ce chez Sherlock ? Non, je ne parle pas du bondissant Robert Downey Jr., que je préfère en Iron Man, ni du sexiest british goujat Jude Law, mais de l’imprononçable Benedict Cumberbatch).

Bref.

Arnaud, donc, m’a dégotté toute une pile de polars sympatoches qui sortent de l’ordinaire. Au titre desquels Nager sans se mouiller fait figure de modèle.

Juanito Pérez Pérez est cadre supérieur dans une multinationale qui vend des produits d’hygiène aux hôpitaux et institutions. Il a le charisme d’une moule et s’est fait larguer par Leticia qui trouve que, décidément, le PQ, les bandages et autres couches, ce n’est pas über sexy.

Seulement voilà, en fait, les fuites urinaires ne sont qu’une couverture et Juanito est le terrible Numéro Trois, un tueur à gages efficace et sans état d’âme. Un boulot comme un autre, quoi. Sauf que, là, c’est ses vacances, avec ses deux gamins, et qu’il compte bien en profiter. Las, Numéro Deux l’appelle sur le chemin de la mer, lui annonce qu’une mission l’attend dans un super camping, que tous les frais son payés, et que ce sera du gâteau (du genre on sait que vous êtes en vacances avec les mouflets, on va faire dans le délicat).

Seul indice ? Un numéro de plaque minéralogique : celui de son ex.

Seul pépin ? Le camping est naturiste. Ce qui n’est pas idéal quand vous envisager de vous trimbaler avec une arme ou qu’une sexualité longtemps en berne se réveille à la vue des beautés locales qui, du coup, n’ont aucun doute sur l’effet qu’elles produisent.

Ajoutez-y une ex, donc, accompagnée de son nouveau jules (un juge incorruptible), un ancien camarade de classe de Juanito (borgne et avec une jambe de bois), sa nouvelle conquête (une bimbo aussi aimable que le virus Ebola, qui se tape en douce le maître nageur suédois), un romancier à succès, une animatrice d’autant plus attirante qu’elle est habillée (elle) et le terrible Numéro Treize (rien à voir avec la Numéro Treize de Docteur House) véritable gorille (poils compris) engoncé dans un string léopard.

C’est la que la paranoïa va commencer à jouer avec les nerfs de notre Juanito, qui se demande, à force de pronostiquer sur l’identité de la cible, si ce ne serait pas lui, finalement, la cible.

Bon, vous me direz qu’un pitch pareil, on n’y croit pas une seconde, et c’est bien l’avis de plusieurs personnages. Seulement voilà, à part un léger coup de mou (à mon avis) entre les pages 100 et 120, on se laisse prendre par cette histoire moins légère qu’il n’y paraît, où tout n’est que faux semblants et où Juanito, finalement, se pose la question que tous les philosophes se posent depuis Platon et ses potes : qui suis-je ? Un tueur qui refuse de s’impliquer et de l’admettre (celui qui nage sans se mouiller) ? Un capitaine pirate ? Un tocard ?

Le style est bien servi par la narration d’un Juanito oscillant entre suspicion professionnelle, béatitude sexuelle et paternalisme compréhensif, dont l’humour masque tant bien que mal le malaise.

Une très bonne pioche, donc, et qui prouve que la crise espagnole n’a pas encore mis à terre sa littérature. Olé.

Mademoiselle Potiron

Nager sans se mouiller, par Carlos SALEM, Babel noir, 293 pages, 8,70 €

RK Narayan, Le Guide et la danseuse


Chers Amis du Potager,

C’est grâce à mon ami le Pingouin que j’ai découvert les œuvres de RK Narayan. Peu répandue jusqu’à présent en français, les éditions Zulma ont eu l’excellente idée de rééditer sa prose.

Le premier roman à bénéficier de cette redécouverte est dont le Guide et la Danseuse.

Raju vient de sortir de prison, où il purgeait une peine d’assez courte durée. Cherchant un abri pour la nuit, il s’installe sans façon dans un temple, et n’en demande pas plus. Seulement voilà, Velan, un paysan du coin, le prend pour un sage, et vient lui conter les malheurs de sa famille. Raju, qui entend se débarrasser de l’importun, se contente de lancer quelques banalités qui font mouche. La jeune sœur de Velan consent au mariage, et voilà Raju intronisé Swami du village en question.

Et poussé par des circonstances mystérieuses, qui se dévoileront au cours de l’histoire, Raju va raconter sa vie à Velan, de son enfance paisible à l’arrivée du chemin de fer derrière sa maison, l’ouverture de son magasin à la gare, et, surtout, son talent pour divertir les touristes et leur servir de guide dans la région.

Mais un jour, débarquent du train de Madras Marco, le lettré passionné par les antiques peintures rupestres, et Rosie, l’adorable danseuse brimée dans son art.

La suite est aisée à deviner : Raju qui tombe amoureux de Rosie, et les déboires qui s’en suivront.

En réalité, dans ce très beau roman, Narayan reprend simplement à son compte la vieille philosophie indienne qui veut que nul n’échappe à son karma. Pas plus Rosie que Marco. Pas même Raju piégé dans son rôle de gourou malgré lui.

Alternant le récit contemporain (Raju dans le temple) et le récit chronologique de sa vie d’avant, Narayan sert son histoire avec poésie et humour. Comme dans les nouvelles découvertes chez le Pingouin, la société indienne des années suivant la décolonisation est très bien dépeinte, dans ses activités et non dans des descriptions inutiles, vive et colorée. L’ironie des situations n’échappe à personne, le drame ne se pare d’aucun pathos. Même lorsque la situation penche du mauvais côté, un élément incongru apporte une touche de légèreté, sans artificialité.

L’écriture de Narayan est également d’une grande beauté, comme celle d’un Tagore. Narayan écrivait en anglais et sa prose a ce charme propre à ceux qui n’écrivent pas dans leur langue maternelle. Leur amour de leur langue d’adoption transparaît dans chacune de leur phrase, dans leur respect du style ( ce qui ne veut pas dire que l’on tombe dans l’académisme).

L’ambiance est tout à fait là, dans l’obscurité où l’on cherche à surprendre les fauves de la jungle, dans les parfums qui embaume le temple décoré par les femmes du village, et devient suffocante lorsque la sécheresse transforme la terre en poussière. Dans les belles nuits indiennes, sonores et parfumées.

Une très belle histoire, donc, servie par un texte envoûtant et élégant.

Mademoiselle Potiron

Le Guide et la danseuse (the guide) par RK NARAYAN, Zulma 288 pages, 21,50 €

Madoka Mayuzumi, Haïkus du temps présent


Chers Amis du Potager,

Comme la plupart des occidentaux qui se piquent de littérature japonaise, j’ai un faible pour le haïku. Je sais bien que c’est assez convenu, mais que voulez-vous, personne n’est parfait (bon, j’aime aussi d’autres types de poésie orientale : tanka, senruy,… faut pas croire…).

D’habitude, le haïku, c’est chouette mais un peu mystérieux. Si certains sont assez classiques dans leur thème (pleine lune, grenouille à la mare, pousse du bambou et autres thèmes « nature »), d’autres se réfèrent davantage à des anecdotes dont le fin mot est ignoré du lecteur.

Cela ne gâche pas le plaisir qu’il y a à se laisser porter par la poétique de la phrase, et, pour beaucoup, cela conserve au haïku le caractère sibyllin qui fait son charme.

Que penser alors des haïkus dont le contexte est explicité ?

Et puis le haïku, c’est classique en diable. Tout ce qui est postérieur à Soseki fait figure d’excentricité mal venue (ben, oui, quoi, un haïku, si ce n’est pas rédigé par un bonze perdu dans son ermitage en pleine ère d’Edo, ce n’est pas un haïku).

Grossière erreur. Cette forme de poétique utilisée depuis longtemps s’accommode fort bien de la contemporanéité.

Et Madoka Mayuzumi est là pour nous le démontrer, avec le recueil haïku du temps présent, sorte d’anthologie de ses précédentes productions, édité par l’indispensable Philippe Picquier.

Par un savant parti pris, l’éditeur a choisi de présenter sur une page le haïku, brut de pomme, convenablement réparti selon la saison à laquelle il appartient. Tradition, tradition…

Sur la page en miroir, sa version originale en caractère japonais, sa transcription en caractère latin (pour la musicalité de la langue), et la mise en exergue du thème saisonnier. Si ceci peut paraître classique, Madoka Mayuzumi propose ensuite un petit commentaire contextuel du poème en question, et la traductrice, l’excellente Corinne Atlan, propose elle aussi une petite explication, plus générale.

Si l’on pourrait croire qu’à force de mettre les points sur les i, la brièveté pleine de sous-entendus du haïku ne perde sa magie, en réalité, les notes de Madoka Mayuzumi apportent une charge émotionnelle supplémentaire, qui ajoute à la beauté des 17 syllabes en regard. En explicitant ses joies, ses fragilités, ses rires, ses amis et ses maîtres, elle nous dévoile une personnalité attachante, juste et sensible, sans sensiblerie.

Sans jamais s’éloigner de la structure du haïku, en en respectant les canons, la beauté stylistique, elle lui confère pourtant une touche pimpante pleine d’actualité, proche des thématiques qui préoccupent la société japonaise d’aujourd’hui.

Une belle réussite.

Mademoiselle Potiron

Haïkus du temps présent, par Madoka MAYUZUMI, Picquier 184 pages, 17,50 euros

Osamu Dazai, Cent vues du Mont Fuji


Chers Amis du Potager,

Dazai Osamu est un grand nom de la littérature japonaise.

Né dans une riche famille de la région d’Aomori (ville du nord de l’île principale de l’archipel, séparée d’Hokkaidō par le détroit de Tsugaru), Dazai est rapidement parti faire ses études à Tōkyō, où un mal-être continuel va marquer son existence.

Le début de la fin commença avec l’abus d’alcool (ce qui semble avoir été de tradition dans sa famille où ses frères n’hésitaient pas à se descendre un petit sake), la fréquentation des geishas et, pire que tout pour sa famille, celle du parti communiste. Sa réussite aux examens sera compromise par un manque total d’assiduité aux cours, Dazai privilégiant l’écriture à l’étude. Après quelques arrestations qui le feront renier par sa famille, Dazai s’enfonce peu à peu dans la misère.

Ses relations chaotiques avec les femmes se traduisent par un double suicide (raté pour lui, pas pour la jeune serveuse qui l’accompagnait), plusieurs autres tentatives (en variant les plaisirs : pendaison, médicaments, noyade).

Pour dire que la vie de Dazai n’est pas simple, peu après sa tentative de pendaison, il souffrira d’une crise d’appendicite compliquée en péritonite qui manquera de le laisser sur le carreau, mais surtout le rendra dépendant à la morphine (qui précipitera sa ruine, bien entendu, et lui gâtera les dents).

Après une cure de désintoxication (pendant laquelle sa première femme le trompera avec un peintre, entraînant un divorce), Dazai arrêtera la morphine (pas l’alcool), se remariera et tentera de reprendre une activité d’écrivain mieux réglée, destinée non à lui apporter la richesse, mais lui éviter de tirer perpétuellement le diable par la queue.

Viendra ensuite la guerre (à laquelle il échappe, la tuberculose lui épargnant la conscription), la destruction de sa maison de Tokyo (par deux fois), les bombes incendiaires lâchées sur la ville de sa belle-famille, où il a trouvé refuge, pour finalement rejoindre la maison familiale dans le nord.

Pourquoi vous raconter tout cela ? Parce que la vie de Dazai lui servira de base pour nombre de ses nouvelles, pour la plupart autobiographiques, réunies dans le recueil Cent Vues du Mont Fuji.

Et que cette accumulation de poisse et de malheurs divers ne doit pas vous rebuter. Parce que l’écriture de Dazai est joyeuse, pleine d’autodérision (y compris dans ce qu’elle a de plus tragique), sensible, nous dépeignant un personnage que ses nombreux défauts pourraient rendre antipathique mais que sa profonde honnêteté intellectuelle rend attachant.

Parce que malgré les addictions diverses, les mœurs dissolues, la douleur qui le saisit régulièrement, Dazai est aussi une bonne poire, qui achète des rosiers alors qu’il sait être victime d’une vente forcée, qui s’inquiète pour la grave conjonctivite qui affecte sa fille alors que les bombes incendiaires ravagent la ville, qu’il joue les oncles pour les servantes d’auberges, qu’il veille scrupuleusement son frère à l’agonie, qu’il finit par s’attacher à un jeune chien malgré la peur que ces bêtes lui inspirent.

Tout ceci pour dire que Dazai gagne à être connu, et que ce recueil vous y aidera grandement.

Pour ceux qu’un recueil effraie, sa nouvelle La Femme de Villon a été récemment rééditée. Il s’agit de l’histoire d’une jeune femme dont le compagnon, ivrogne patenté, lui attire bien des problèmes, jusqu’à ce qu’elle décide de prendre les choses en mains. Court mais dense, une quête, sinon du bonheur, du moins de la tranquillité, malgré la déchéance.

Mademoiselle Potiron

Cents vues du Mont Fuji, par Osamu DAZAI, Picquier poche, 320 pages, 9€ 

La Femme de Villon, par Osamu DAZAI, Editions du Rocher, 8,70 €

Les Bonnes adresses de Potiron : Les Librairies de Potiron

Chers Amis du Potager,

Parce que Potiron connaît d’excellents dealers, et que Potiron est partageur, voici mes endroits préférés où les amateurs pourront trouver leur bonheur :

La Librairie Quai des Brumes :

Ne vous fiez pas à son aspect « petite librairie de quartier qui ne paie pas de mine », Quai des Brumes (qui en plus a refait sa déco récemment) est une institution. Tous les amateurs de « vrais » livres fréquentent assidument ses allées.

En effet, si les têtes de gondole habituelles sont présentes (c’est malheureux, mais il faut bien vivre, surtout avec l’augmentation de la TVA, grrrrr…), le choix des libraires (tous adorables) se porte surtout sur de petites trouvailles (éditeurs confidentiels, rééditions de merveilles oubliées, ouvrage sorti sans battage médiatique mais méritant qu’on s’y arrête).

C’est là que, bien avant tout le monde, les Strasbourgeois ont pu découvrir les éditions Gallmeister, le Cercles des amateurs d’épluchures de patates, et autres romans qui sont depuis devenus des best-sellers. Les rencontres organisées régulièrement et le club de lecture encouragent d’ailleurs cet esprit d’aventure bienvenu.

Il faut dire que l’équipe a l’œil, pour repérer les livres qui valent la peine, et que sa connaissance encyclopédique de son fonds lui permet de satisfaire les plus difficiles lecteurs. Un soir de blues, j’y ai découvert (en quasi avant-première) la Cuisine de Fumiko (Kono) qui illumine mes fourneaux depuis (et ravit l’estomac exigeant de Monsieur Citrouille).

Une envie particulière ? En un instant, les maîtres des lieux Francis (un faux air de Bernard Pivot et une culture littéraire au moins égale) et Sylvie (les sciences humaines sont son domaine, de même que la poésie, la littérature française, la littérature étrangère...), Arnaud (le spécialiste du polar qui déchire), Juliette (les jeunes lecteurs lui disent merci) ou Sébastien (qui, malgré sa carrure de joueur de rugby, s’y connaît en vieilles anglaises) bondiront à votre rescousse, toujours à l’écoute et le conseil sûr.

La petite table près de la caisse propose également des ouvrages qui élèveront votre culture, surtout si vous aimez les blagues et l’humour caca-prout, parce qu’il n’y a pas que Spinoza, dans la vie.

Et pour ceux que la littérature indiffère, la rénovation des pièces du XVIIIe siècle, avec moulures et jolie cheminée vaut à elle seule le détour.

Bref, si votre horizon littéraire ne se limite pas à Marc Lévi, Quai des Brumes est fait pour vous.

Au fait, pourquoi Quai des Brumes, alors que la librairie est en pleine ville ? Tout simplement parce qu’avant d’occuper les superbes locaux de la Grand Rue, elle occupait déjà une petite boutique Quai des Bateliers, où déjà à l’époque, j’allais régulièrement traîner mes guêtres… 



La Librairie Kléber :

Institution strasbourgeoise également (ne serait-ce que par sa surface et sa position centrale), la librairie Kléber, affiliée Gallimard, est sans doute celle qui a le fonds le plus vaste de la ville. Ce qui est fort pratique lorsque l’on cherche quelque chose de précis.

C’est là, également, que les auteurs à succès viennent dédicacer leurs ouvrages, que des rencontres et des conférences sont organisées, quasi quotidiennement.

Si Quai des Brumes est la librairie où il fait bon flâner et se laisser porter par les suggestions, chez Kléber, c’est déjà moins convivial, surface et nombreuse clientèle obligent. Inconvénient largement compensé par le choix et le plaisir de fourrager dans les rayons plus confidentiels, loin des tables où les « écrivains à succès » s’affichent.

Ceci dit, pour une grande maison, les libraires sont présents depuis des années, chacun a sa spécialité. Ils sont donc très compétents (ça change de la Fnac…), et disponible malgré l’affluence. Sauf si vous vous y rendez pendant les vacances, période au cours de laquelle les gentils stagiaires font de leur mieux, mais ne sont pas toujours au point (mais il faut leur laisser qu’ils sont parfaitement aimables et que ce n’est pas facile de se repérer sur les trois étages du lieu).

Les filles du rayon littérature, Olga aux livres policiers (le nombre de polars à tuer que j’ai dévorés grâce à elle !...) et les garçons des bandes dessinées, en particulier (les rayons que je fréquente le plus, quoi), savent sortir des sentiers battus, être de bon conseil et partager leurs plaisirs littéraires (je ne doute pas que ce soit pareil aux autres rayons, c’est juste que je les fréquente moins, quoi).

En bref, un lieu de perdition, pour les lecteurs compulsifs anonymes dans mon genre…


La librairie du Monde Entier :

Annexe de la Librairie Kléber, cette nouvelle librairie inaugurée à l’Aubette dans un décor très Hans Arp, est la librairie spécialisée en langues étrangères.

Si le Bookworm (3 rue de Pâques) est LA librairie anglaise de Strasbourg, la Librairie du Monde Entier propose des ouvrages dans les langues… du monde entier. On y trouve des ouvrages en VO, des méthodes d’apprentissage, des dictionnaires, des livres bilingues, des audio-livres.

Avantage de la proximité, j’y furète régulièrement, n’hésitant pas à commander les ouvrages qui ne sont pas stock (même les plus farfelus), auprès de libraires dévoués et sympathiques, qui ont le bon goût de ne pas se moquer quand je commande mes Richard Castle (c’est qu’ils ont de l’humour, en plus d’être compétents).

On me dira que c’est moins cher sur Internet, mais que voulez-vous, j’aime son ambiance, feuilleter les dernières nouveautés du Pingouin, patienter à la caisse en farfouillant dans les livres de cuisine (d’où mon Gwyneth Paltrow et mon Sophie Dahl, branchitude j’écris ton nom…), ou en apprenant à insulter son prochain en allemand, grâce aux petits fascicules disponibles en caisse. Faut savoir être prévoyant dans la vie…

Mademoiselle Potiron 

Quai des Brumes, 120 Grand'Rue - Strasbourg - Lundi : 14 h - 19 h Mardi - Samedi : 10 h à 19 h.
Librairie Kléber, 1 rue des Francs Bourgeois - Strasbourg - Lundi 10h-19 h Mardi - Samedi 09h -19 h 
Librairie du Monde Entier, 31 Place Kléber - Strasbourg - Lundi - Samedi 10h à 20h

Jules Verne, L'Oncle Robinson


Chers Amis du Potager,

Comme vous le savez tous, je suis une quiche en sciences. Quel rapport avec ce blog littéraire, me direz-vous ? Et bien, le rapport, c’est que, du coup, je n’aime pas trop Jules Verne.

A de rares exceptions près, j’avoue que ses récits sont trop envahis par une science un chouia pédante. Et que ce doit être le seul auteur à faire d’un ingénieur métallurgiste le héros de ses histoires. Je n’ai rien contre les ingénieurs (surtout quand il s’agit de The Famous Mimi), mais leur coefficient de glamour est souvent limité.

Mais quand Gentil Libraire me propose un livre gratuit (offert pour l’achat de deux autres volumes du même éditeur), et que j’ai le choix entre « Les Ravages de la Passion », « Pour l’amour du chirurgien au torse velu » et L’Oncle Robinson, du susdit Jules Verne, eh bien je n’hésite pas longtemps et Julot finit dans mon cabas (à propos, petit aparté destiné aux éditeurs : quand le livre offert n’est pas le début d’une série – parce que là, l’argument commercial est logique – pourquoi est-ce que les livres offerts sont-ils toujours des navets littéraires ? Un besoin farouche d’épuiser les stocks d’invendus ?).

Bref, l’Oncle Robinson est en réalité appelé Flip. Marin français américanisé, il vient au secours d’une brave mère de famille, bien douce et bien dévote, et de ses quatre enfants (tous des anges, bien entendus) que le second du bateau, infâme mutiné, à mis à l’eau dans une chaloupe, pendant que le mari de l’infortunée est séquestré avec son chien et qu’on s’attend à une mise à mort. Flip secoure donc la veuve et les orphelins débarqués sur un îlot désert.

Je vous rassure tout de suite : toute la nourriture sur l’île est comestible, la seule allumette s’enflammera bien et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

L’aventure est bucolique, et on se prend à rêver à s’installer soi-même sur une île déserte (ça à l’air si simple). Le style est assez plaisant, quoiqu’un peu désuet, et suffisamment fluide pour qu’on ne s’y ennuie pas.

Mais c’est surtout plein de bons sentiments (chrétiens), un rien misogyne (Mrs. Clifton n’est décrite que comme une épouse, une mère et surtout « la ménagère », qui ne rêve que de savonnettes et d’un coquet intérieur), et d’un manichéisme assez primaire (les méchants mutins, les pauvres enfants). Même l’orang-outang (ou assimilé) adopté par la famille est trop beau pour être vrai.

A part ça, à peine installé, on s’extasie d’arriver à confectionner de la liqueur (c’est vrai qu’avec de l’alcool, la vie au grand air est plus folle) et du tabac. Cirrhose et cancer du poumon, c’est l’idéal d’un retour à la nature. Bref.

En plus, nos colons s’ingénient déjà à faire un joli massacre de la faune et de la flore locale, détournent les cours d’eau et abattent les arbres pour faire des routes (je précise qu’ils n’ont pas le début du commencement d’un quelconque véhicule). Et c’est un jour béni que celui où la découverte du salpêtre leur permet de fabriquer de la poudre à essayer sur leur pistolet. On se croirait à un congrès de la NRA.

Je n’aime pas trop Rousseau (trop geignard pour moi), mais là, je trouve l’invasion de la civilisation dans cette île qui n’avait rien demandé à personne, un peu brutale. Et puis recommencer une nouvelle vie en débutant par la destruction de tout un écosystème, c’est un concept très moyen, je trouve.

Comme disait Marcel Pagnol, « méfiez-vous des ingénieurs, ça commence par la machine à coudre, et ça finit par la bombe atomique ».

Mademoiselle Potiron

L’Oncle Robinson, par Jules VERNE, Livre de Poche